Comme bien des histoires, celle-ci commence peu après trois heures du matin, près d'un fond de pichet de Boréale noire, au Café Chaos, avant son déménagement. J'ai de nouveau raté volontairement le dernier métro. C'est l'heure de sortir et Rick, le doyen de l'endroit, me lance des regards à cet effet. Comme d'habitude, je vais méditer à mes projets pour les heures à venir en mangeant deux ou trois pointes de pizza à côté.
Alors que je considère les avantages d'utiliser les 20 $ qu'il me reste pour prendre un taxi vers la maison et les joies de passer encore une fois la nuit dehors parmi les itinérants, l'un de ceux-ci apparaît comme un chien sur la soupe et me murmure «ahenshripsraah...» ou quelque chose du genre. Je lui dis «non merci» et je poursuis ma réflexion. Il me reste une pointe pour y penser.
Je regarde distraitement le pauvre bonhomme qui vient de m'aborder. Il mange sa pizza avec un appétit concentré. Je lui donne près de 70 ans, tout plissé et plié qu'il est. Pourtant il tient debout.
L'idée germe de conserver mon billet de 20 $ et de suivre discrètement ce pauvre erre jusqu'à son repère... C'est décidé. Je termine ma pizza juste assez tranquillement pour lui donner le temps de se lever et de s'acheminer dehors. Je lui emboîte le pas, subtil comme Austin Powers. La nuit s'annonce divertissante.
Ma subtilité doit plutôt approcher celle de Robocop, puisqu'il met moins d'un coin de rue à me repérer. Il n'aime pas être filé de la sorte, et je lui raconte que je suis un journaliste et que je veux écrire une histoire à son sujet. Devant son absence d'enthousiasme, je lui annonce que, où qu'il aille, je lui donnerai de la vodka lorsque nous y serons. Ça semble le satisfaire, et je crois comprendre «viens t'en» dans le grognement qu'il émet. Je le suis donc.
L'étrange personnage me guide sur le boulevard de Maisonneuve jusqu'à la rue Berri, où il tourne à droite, suivant le pavillon Judith-Jasmin de l'UQÀM, qu'il longe de près, semblant chercher quelque chose. Alors qu'il tourne sur Sainte-Catherine vers l'ouest, je tente de savoir quel est l'objet de sa quête. Impossible de lui extirper le moindre mot intelligible.
De retour sur Saint-Denis, il reprend vers le nord, vers notre point de départ, et je me demande si on ne tournera pas en rond toute la nuit autour de l'édifice brun, quand tout à coup, il trouve ce qu'il cherchait : une bouteille d'eau qu'il avait manifestement cachée préalablement. Je ne l'avais pas mentionné, mais nous sommes en janvier, et l'eau est maintenant devenue un bloc de glace, étant donné que son astucieuse cachette était un banc de neige.
Devant son air contrarié, je lui propose d'arrêter au Couche Tard pour lui en procurer une dont le contenu serait à l'état liquide. Il me répète la seule chose compréhensible qu'il ait articulé jusqu'à ce point : «viens t'en». Je reprends donc à sa suite le chemin sur Maisonneuve, puis Berri... C'est alors qu'il entre dans le parc Émilie-Gamelin, où il s'arrête derrière l'entrée du métro.
Il jette un regard incertain vers un individu louche qui le lui rend, puis il me regarde. L'individu louche me regarde aussi. Dans quoi me suis-je embarqué... Je demande au vieux sans abri ce qu'il veut, et il fait un effort pour me dire clairement : «d'la coke».
Bon. De retour à case départ de mon plan de soirée. Soit je prends un taxi vers Saint-Lambert, soit mes derniers dollars serviront à poursuivre cette histoire par le biais de cette transaction illicite et un brin malavisée. Je n'en suis pas particulièrement fier, mais je choisis de donner mon billet 20 $ au fossile, qui s'empresse d'aller procéder à un achat auprès de l'autre douteux, qui ne cesse de me dévisager.
J'aurais dû m'en douter, le prochain son que j'entends est le suivant : «viens t'en».
Cette fois, il passe devant Archambault et continue sur Berri jusqu'au boulevard René-Lévesque. Contre toute attente, le vieillard possède un logis. Nous entrons dans un bloc, montons un escalier et arrivons devant une porte d'une saleté repoussante, qu'il ouvre sans clé.
Derrière la porte, je découvre un petit 1½ où l'on trouve ce qui suit : une minuscule salle de bain sans rideau de douche, un frigo parfaitement vide (pas même un pot de moutarde, uniquement une petite lumière), un comptoir, un lavabo, des armoires sans portes, complètement vides, une fenêtre, une table, trois chaises, des seringues usagées sur toutes les surfaces un tant soit peu horizontales, un matelas dans un coin... et un Mexicain sur le matelas.
Le Mexicain se réveille de bien mauvaise humeur. «T'étais où, toi, et c'est qui, lui? demande-t-il à mon nouvel ami.
-Ahruhmiuhp.
-Comment ça, t'as de la dope? Donne-moé z'en!
-Cjiuledmoné! [Traduction : C'est lui qui me l'a donnée. (En me pointant du doigt).]
-T'es qui toi? poursuit le Mexicain, à mon égard.
-[Je lui raconte également que je suis journaliste... Quelle mauvaise couverture...]
-Câlice! Tu mets pas mon nom dans ton texte!
-C'est quoi ton nom? que je lui demande.
-C'est Carlos. Mais tu mets pas ça dans ton texte!
-Pas de problème. Je vais t'appeler Pépé.»
L'ancêtre en profite pour aller se cacher dans la toilette pour se shooter sa coke. Carlos m'apprend que l'autre s'appelle Michel, puis prend la poudre d'escampette après s'être emparé d'une partie du cadeau que je venais de faire à son coloc.
Celui-ci revient s'asseoir devant moi. Il semble un peu plus vivant que lors de notre rencontre. Il parvient même à parler. Le premier sujet qu'il aborde est celui de la vodka que je lui ai promise. Il s'en est souvenu, le vieux criss... Je lui remets le restant qui se trouvait dans la poche de mon manteau.
Il me raconte qu'il était autrefois grutier, jusqu'au jour où il a remarqué que des choses anormales se passaient dans sa tête. Il a consulté et on l'a interné dans un institut psychiatrique. Entre deux phrases et deux gorgées de vodka, il décide de s'injecter de nouveau son poison. En le voyant devenir écarlate, j'ai une petite crainte qu'il choisisse ce précieux moment pour mourir devant moi...
Heureusement, il reprend son récit. Il a été désinstitutionnalisé avec tant d'autres, il y a plusieurs années, et habite maintenant ce trou payé par le gouvernement. Carlos est entré chez lui par la fenêtre un soir et n'a pas décollé depuis. En temps normal, Michel aurait été battu et le Mexicain serait parti avec toute la dope. Ça me fait donc chaud au coeur de faire partie de cette belle soirée...
Malgré les apparences, Michel n'a pas 70 ans. Il en a 47. Cette histoire m'écoeure au plus haut point, mais rendu où j'en suis, j'ai l'impression que ma compagnie doit au moins avoir l'avantage de briser le rythme infernal de son existence.
Nous en sommes à jaser presque paisiblement quand Carlos revient, m'annonçant avec un manifeste plaisir que le métro est maintenant ouvert. Je ne pose pas de question et je me pousse, désolé du sort brutal qui attend probablement mon croûton dans les prochaines minutes.
Tout ça date de plusieurs années. J'ai vu Michel le lendemain, et il ne m'a même pas reconnu. Je ne l'ai plus revu depuis.
Cet homme n'est pas une menace pour le public, et c'est probablement pourquoi on a choisi de le faire sortir de l'institution où il se trouvait. Pourtant, il est clairement une menace pour lui-même, ne possédant pas les ressources pour se donner une quelconque forme de qualité de vie. Combien sont-ils dans cette situation? A-t-on conscience qu'on a collectivement choisi d'abandonner ces gens-là?
Je sais que je n'invente rien, plusieurs autres se posent ces questions.
Cette histoire m'écoeure.
1 commentaires:
Ce qui est triste : Il y a beaucoup de « Michel » dans le même bateau.
Ce qui est fâchant : Il y a beaucoup trop de « Carlos » qui profitent des « Michel ».
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